Travail des étrangers de l’espace CEDEAO en Guinée : entre engagements communautaires et réalités administratives
Introduction
Depuis la signature du Protocole de la CEDEAO sur la libre circulation des personnes et le droit de résidence et d’établissement en 1979, les États membres se sont engagés à lever progressivement les barrières à la mobilité régionale. Pourtant, en Guinée, les ressortissants ouest-africains continuent de faire face à des obligations administratives et fiscales contraignantes : paiement de l’impôt sur les traitements des étrangers, obtention d’un permis de travail, etc. Pourquoi de telles exigences perdurent-elles, malgré les engagements communautaires ? Cet article examine cette problématique à travers le prisme du droit guinéen, du protocole CEDEAO, et des pratiques administratives.
1. Le cadre juridique communautaire : le Protocole CEDEAO
Le Protocole A/P.1/5/79 de la CEDEAO sur la libre circulation prévoit trois phases :
Phase I : Droit d’entrée sans visa (entrée libre pour 90 jours).
Phase II : Droit de résidence (possibilité de séjour plus long, avec carte de séjour délivrée par l’État hôte).
Phase III : Droit d’établissement (droit d’exercer une activité professionnelle, salariée ou non salariée, dans un autre État membre).
À travers ce cadre, les ressortissants CEDEAO devraient pouvoir travailler librement dans n’importe quel pays membre sans permis de travail ni discrimination excessive.
> 🛑 Mais dans la pratique, plusieurs pays, dont la Guinée, maintiennent des exigences en contradiction avec ce principe.
2. Le droit du travail guinéen face aux engagements communautaires
Le Code du travail guinéen (Loi L/2014/072/CNT) prévoit en son article 328 que :
> « Tout travailleur étranger doit obtenir une autorisation de travail délivrée par l’autorité compétente. »
Or, cette exigence ne distingue pas les ressortissants CEDEAO des autres étrangers, ce qui entre en conflit direct avec le protocole CEDEAO, qui reconnaît aux citoyens ouest-africains un droit d’établissement sans restriction.
En pratique :
Un ressortissant sénégalais ou ivoirien est tenu de demander un permis de travail, au même titre qu’un Français ou un Libanais.
La Direction nationale du travail applique cette règle, en invoquant le principe de territorialité du droit du travail.
3. La question fiscale : Pourquoi paient-ils l’impôt comme les autres étrangers ?
La Direction nationale des impôts applique également aux ressortissants CEDEAO l’impôt sur les traitements, salaires et assimilés (ITS) prévu dans le Code général des impôts.
Dans la pratique :
Cet impôt s’applique à tout travailleur n’ayant pas la nationalité guinéenne, sans dérogation spécifique pour les ressortissants CEDEAO.
Il s’agit d’un traitement fiscal discriminatoire, alors que la CEDEAO interdit toute discrimination basée sur la nationalité dans le cadre du travail.
> 📌 Or, le Protocole A/SP1/6/85 interdit expressément toute mesure discriminatoire fiscale ou professionnelle entre ressortissants des États membres.
4. Pourquoi ce décalage entre texte et pratique ?
Voici quelques explications possibles :
Manque de transposition effective du protocole CEDEAO dans le droit interne guinéen (le protocole n’a pas de valeur supérieure aux lois nationales si non intégré).
Méconnaissance ou résistance administrative : certaines institutions ne sont pas formées à l’approche communautaire.
Manque de mécanismes de contrôle CEDEAO pour sanctionner les États qui ne respectent pas leurs engagements.
5. Perspectives et recommandations
Pour se conformer à ses engagements régionaux, la Guinée pourrait :
Réviser son Code du travail pour exempter explicitement les ressortissants CEDEAO du permis de travail.
Modifier le Code général des impôts pour accorder une exonération spécifique ou un traitement non discriminatoire aux citoyens CEDEAO.
Former les administrations concernées (Travail, Immigration, Impôts) sur l’intégration communautaire et la libre circulation des travailleurs.
Renforcer le rôle des juridictions communautaires pour permettre aux travailleurs lésés de faire valoir leurs droits.
Bref, à la lumière de ce qui précède, le cas de la Guinée illustre bien les tensions entre intégration communautaire et souveraineté nationale. Malgré les engagements de la CEDEAO, les ressortissants ouest-africains sont encore perçus comme des « étrangers ordinaires » par les autorités guinéennes. Une réforme en profondeur du cadre réglementaire est donc nécessaire pour traduire les ambitions communautaires en réalité quotidienne.
Ismaël Somparé sur Yimbayanews.com